12 mai 2014

Le cuistot de la semaine, lettre à l'Amiral

Par Le Blogueur


Le 4 mai 2014, 8h30.
A bord du Marco M de l'Ustica Lines.
37,60 mètres. Moteurs : trois Caterpillar 3240 kw. Vitesse : 31 nœuds.
Cap sur le Stromboli.

Cher Amiral

Comme tu peux l'imaginer, au bout du troisième jour en Sicile, quelques gueules sont déjà défaites. Surtout la mienne puisque je viens de courir les trois kilomètres qui séparent l'hôtel Arciduca du port de Lipari avec un sac à dos bourré de victuailles et des godasses de marche qui font 1 kilo chacune.

Oui, le réveil était difficile après une soirée facile au Caffe la Vela sur la Marina Corta où le mojito coule à flots au rythme chaloupé des vagues de la Méditerranée qui viennent caresser ce petit port à la gloire péniblement portée par quelques marins pêcheurs.

Connais-tu ce petit port ? Peu importe, je t'y imagine dans ton costume fringuant taquinant le rhum du haut de tes vingt balais. Je te vois accoudé sur ce comptoir où tu tiens encore fièrement debout après avoir couché tous les matelots qui ont passé la soirée à coup de cul sec et de lèvres humides.

Bref, les lendemains tanguent sur ce bateau rapide qui fend les vagues en direction du Stromboli.

Je t'écris pour te dire que toi et les autres castors restés au port de la lune, vous nous manquez terriblement.

Mais pourquoi cette lettre t'est particulièrement adressée ? Eh bien voilà mon Amiral, je l'avoue de bon gré. Depuis notre passage à Messine où l'on pêche la sardine – et non pas à Lorient où on pêche le hareng –, j'ai le goût de ce plat que tu nous as mijoté un soir de mardi où nous nous sommes retrouvés si peu sur le terrain pour une partie frileuse de rugby à toucher.

Nous étions tellement heureux de regagner notre trou qui baignait ce jour là dans la sérénité de ta carrure et les effluves de ta bouillabaisse.

C'est vrai que rien n'a été fait sur notre carnet de bord virtuel depuis. Quelle vie nous emporte autant dans le tourbillon du temps immédiat pour se passer si vite d'un tel hommage !? Sommes nous devenus aussi ingrat mon Amiral pour perdre si vite le velouté de ta soupe de poisson qui chatoyait si bien nos papilles ? Sommes nous devenus des Ulysses qui ne suivent que le chant faux des sirènes ?

Rassure toi, si tel était le cas, ce bout de terre qui pointe son nez hors de l'eau pour cracher son feu à la barbe d'Éole nous rappelle combien sont inscrits dans certains cœurs les fondamentaux du sacrifice et de l'abnégation. Tout toi mon Amiral.

Car ici, chaque jour qui passe nous compte les hommes de ton envergure qui ont su prendre la mer pour permettre à de simples terriens insouciants que nous sommes de venir gambader dans le sable noir de ces îles brûlantes de souffre et de braise.

Car ici, chaque repas boude la viande et n'a de cesse de piocher dans la mer proche pour remplir les gamelles.

Car ici, les paysans sont des pêcheurs et leurs bétails fusent dans les profondeurs et ne gagnent l'enclos que par l'autorité des filets.

Chaque bouchée d'espadon farci ou de calamar encré nous ramène à toi. Nous sommes venus jusqu'à ces côtes inconnues pour se nourrir de poisson que tu portais jusqu'aux entrailles du trou. Et Ô combien nous fumes aveugles de ne point reconnaître ta besogne. Ô combien nous fumes avares de compliments devant l'art donné à nos bouches par ta cuisine.

Mon Amiral, ce jour là, avec le Stromboli en vue à bâbord, nous nous sommes regroupés sur le pont du Marco M pour louer ta science de la cuisson maritime, nous avons prié ta bouillabaisse dans l'espoir qu'il nous soit pardonné le pêcher de l'oubli et de l'indifférence.

Il ne tient qu'à toi de recevoir nos prières. Mais ton âme est aussi grande que la mer et aucun doute que ton indulgence saura reconnaître nos misérables repentances.

« Me voilà
là où le bleu de la mer
est sans limite »
Haiku de SantōkaTaneda

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